Fins de vie. Plaisirs des vins et des nourritures

L’étude qualitative intitulée « Fins de vie. Plaisirs des vins et des nourritures » visait à mieux comprendre les expériences sensorielles et gustatives des personnes en fin de vie et les points de vue de familles et de soignants médecins et non médecins qui interviennent auprès d’elles. Ses résultats ont été présentés dans dix régions françaises depuis 2013.

En outre, deux colloques sur la thématique de l’étude se sont déroulés à Beaune le 5 décembre 2013 (voir programme) et à Bordeaux, à l’Ecole Nationale de la Magistrature le 5 décembre 2014.

Le film documentaire, tourné sur les lieux de l’enquête par Christophe Tonin et sous la responsabilité scientifique de Catherine Le Grand-Sébille a été envoyé gracieusement à une soixantaine d’établissements accueillant des personnes en fin de vie. Il est régulièrement présenté et discuté.

Cette étude a donné lieu à une publication dans le n° 147 de la revue Etudes sur la Mort, en 2015, sous le titre : « Préserver les plaisirs sensoriels en fin de vie. Les nourritures et le vin ». Plusieurs interviews sur cette thématique ont été réalisées par des médias professionnels.

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L’anthropologie du partage et du passage

Ce numéro de la revue Études sur la Mort, sans du tout prétendre à une recension exhaustive, dresse le tableau des vertus consolatrices, réparatrices, purificatrices de ces boissons et nourritures qui se cuisinent singulièrement, s’ingèrent collectivement, ou s’offrent comme présents autour de la mort.

Éditorial de Catherine Le Grand-Sébille et Gilles Pornin

Ce numéro de la revue Études sur la Mort, sans du tout prétendre à une recension exhaustive, dresse le tableau des vertus consolatrices, réparatrices, purificatrices de ces boissons et nourritures qui se cuisinent singulièrement, s’ingèrent collectivement, ou s’offrent comme présents autour de la mort.

Puisant au témoignage d’enquêtes de terrain dans plusieurs aires culturelles et de récits d’expérience, les articles réunis ici évoquent les veillées mortuaires,

les repas funéraires de sociétés qui ont maintenu depuis longtemps des manières de manger et de boire garantissant la perméabilité entre les mondes des vivants et des morts, mais aussi les nouvelles façons d’être en relation avec ceux qui vont mourir comme le partage de vin et de nourritures dans les soins palliatifs contemporains le montre.

En effet, la rupture n’est jamais totale, et lorsque les rites semblent s’effacer, on assiste à la reconstruction d’une convivialité cérémonielle qui offre aux chercheurs une féconde opportunité de situer ces dispositifs symboliques et sociaux dans une pensée anthropologique de la mort. Ces consommations, ces sacrifices, ces libations plaident pour une approche complexe de la manière dont la nourriture constitue pour l’homme un « fait social total » nous éloignant de toute vision des comportements alimentaires réduite à la seule « optimalité biologique » (Foley, W.H., 1985), ou à une universalité de normes et de besoins.

Les très grandes variations de consommation d’alcools et de mets dans les rites funéraires nous invitent à explorer avec nuances les manières multiples de nourrir les mourants, les morts, les divinités, les deuilleurs et les endeuillés :

Er Het d’r löffel abg’legt ! il a posé sa cuillère, il a cassé sa pipe dirait-on autrement ; tel est en Alsace de naguère l’euphémisme usité afin d’annoncer un décès proche, connotant de la sorte la fin du plantureux repas d’une vie écoulée, de la convivialité, et l’abandon d’une trace de son passage laissée pour les vivants, comme lorsque le maître de ferme refermait son couteau signifiant ainsi à chacun le départ et le devoir de reprendre l’ouvrage.

En route vers le monde au-delà, monde reflété et comme retourné, le froid, la faim et la soif sont à craindre ; si bien qu’un sérieux en-cas semble indispensable – auquel il faudra cycliquement revenir – comme le rappelle A. Le Braz (1902) :

Dans la région de Douarnenez, la veillée funèbre ne va jamais sans un repas, généralement copieux que l’on sert aux approches de minuit. La croyance est que le mort participe à cette agape où l’on a soin de lui dresser son couvert. S’il n’avait pas ce viatique suprême, il serait sans force, dans l’autre monde, pour atteindre le terme qui lui est assigné.

Cet en-cas sera donc composé de viandes et boissons fermentées, très tôt dans notre histoire, déposées dans les tombes. Nous apprendrons de Patrice Méniel ce que nous pouvons deviner des banquets et offrandes funéraires en Gaule, de leur composition où se préfigure un partage des denrées entre vivants et défunts, selon une probable stratification sociale. À table, la part épaisse pour les vivants ; au bûcher, le fumet subtil abandonné au défunt. Nous sera rappelé l’usage des boissons fermentées, dont la symbolique en relation avec la sublimation de la pourriture d’une part, et la vertu médiatrice de l’ivresse de l’autre, ouvre pour nous le sentier des morts quand s’écartent les ronces au moment de Samain, qui deviendra la Fête des Morts chrétienne.

De tels témoignages se retrouveront en Corse où nous accueille Tony Fogacci pour a magnaria afin d’honorer le mort in pani, è carni, avec des pains et pâtisseries, une cuisine de viande bouillie plutôt que rôtie, et du vin, des fumets, des paroles et des chants voceri. Chair fondue dans l’eau lunaire, afin d’accompagner la lente dissolution, et tenter de regarnir le corps, plutôt que rôtie au feu solaire.

Pâte et boissons fermentées d’où ressurgit la vie, de ces friandises enveloppées de paroles de réconfort et chants de mémoire, qui retissent l’étoffe collective déchirée par la mort en une oralité complexe et sublime. Durant la nuit précédant la Toussaint, les portes seront à nouveau ouvertes, le feu allumé, l’eau disposée aux fenêtres, le vin et les fruits d’automne pour la cena di i morti et le retour des défunts.

Les Mixe interrogés par Perig Pitrou, qui connaissent un temps fortement ritualisé à cette même période, nous éclaireront sur le sens de la vitalité particulière de ces morts qui cheminent et reviennent, et le rôle spécifique des élaborations culinaires faites de pâtes, des ferments et des fragrances dont les défunts se réjouissent et se nourrissent. Ces parfums essentiels des offrandes, à l’instar des vapeurs alcooliques, sont des énergies imperceptibles pour les vivants qui les abandonnent pourtant volontiers aux défunts. Nous apprendrons que dans le Mictlan, monde inversé des anciens Nahuas, les morts ne trouvent à manger que déchets et détritus, que des sanies à boire, ou bien des denrées illusoires et sans substance. L’auteur reviendra sur la notion de réciprocité dans le processus de l’offrande au mort pour en souligner toute l’ambiguïté : une volonté active de maintenir une relation aux défunts par l’agape, tempérée par une mise à l’écart spatiale sur les autels et les tombes, et « la mise en scène d’une visite furtive ».

Céline Geffroy, à propos des Quechua de Bolivie, reprend cette question du pacte de réciprocité reliant vivants et défunts autour de la table, sur laquelle sont disposés boissons fermentées, pains et pâtisseries sèches de forme humaine et rappelant la texture des os, pour s’interroger sur « ce qui incite défunts et vivants à se dévorer mutuellement. » Processus de réincorporation du défunt ? Transferts d’énergie vitale ? Écho d’une pratique d’endo-cannibalisme ?

Cette même thématique du cannibalisme comme modalité de pérennité du défunt, Alix Noble Burnand la retrouve dans un parcours à travers les contes de Suisse Romande, conjuguant les mythèmes de l’os indestructible semence d’humain, du gobeur associé à la mort subite, violente, mais positivement associé au regressus ad uterum et du masticateur « pervers » en cela qu’il découpe et disloque, à la façon du Seth égyptien, rendant bien plus difficile renaissance ou résurrection. L’auteur nous propose ainsi une relecture de la version populaire première du Petit Chaperon Rouge, puis réintègre le repas de deuil au coeur de sa propre expérience.

Ces boissons fermentées fréquemment présentes lors du banquet funéraire, par leur symbolique comme par leurs effets sont autant de procédés habiles usités dans les diverses cultures afin de parvenir aux zones de consciences liminaires où s’établit un dialogue entre vifs et trépassé.

Comme le suggère Christophe Lucand, dans son travail sur la Première Guerre Mondiale, les boissons alcoolisées ont une dimension performative, dont l’essence particulière, parce qu’elle participe par le processus de fermentation d’une victoire sur la détérioration imposée par la mort, et qu’elle facilite par l’ivresse l’accès aux dimensions autres, a permis au soldat français de résister au choc brutal marqué par une violence inégalée. La mort s’est imposée de façon abrupte, quotidienne et massive, qui plus est disloquant les corps et les espaces, et rendant par conséquent les deuils impossibles en même temps que le spectacle de la dégradation cadavérique omniprésent. De telle sorte que la boisson, d’abord distribuée par l’état-major dans l’objectif de garantir le moral des troupes et la discipline, devient un facteur de transformation des individus au combat, dans une logique de survie en quête de la victoire, « capacité augmentée » qui annonce, en quelque sorte, la figure de l’homme nouveau mobilisée dans les idéologies de l’entre-deux-guerres, entre anesthésie et performance.

Le repas funéraire qui, jadis dans un monde rural réunissait autour d’une parenté endeuillée souvent élargie, bonne part de la communauté, représente désormais un nouvel enjeu pour les prestataires du funéraire. À partir de ses observations de terrain en Alsace et au Québec ; Gil Labescat envisage une lecture systémique du repas funéraire focalisée sur les processus de re-contextualisation des relations entre les actants. Il s’agit alors de comprendre « comment se joue avec lui un espace de construction, de recyclage, d’imagination, de partage, un espace d’expérience sensuel, de confrontation, de parole, de paradoxe, de contradiction… » constitutifs du rituel funéraire de deux sociétés occidentales postmodernes.

Enfin, dans l’interview que le Pr Benoît Burucoa nous a accordée, se donne à mieux comprendre la construction d’une convivialité patients-familles-soignants dans une unité de soins palliatifs. Cette dimension cérémonielle et gourmande généralement absente de l’hôpital pour ce qui concerne les malades, s’invente ici, sans nier la mort proche. Si médecine et hygiénisme moral, en France, ont étrangement et longtemps fait bon ménage pour ajouter à la violence thérapeutique en bannissant du soin et de la clinique, la sensorialité et le goût, il se trouve aujourd’hui des soignants pour défendre l’importance des saveurs et contentements sensibles en fin de vie.

Catherine Le Grand-Sébille et Gilles Pornin

Anthropologues

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