Les morts sans corps

Étude qualitative sur la ritualité funéraire dans le cas des dons de corps à la science 

Avec le rapport de recherche intitulé « Les Morts sans corps » Catherine Le Grand-Sébille et Julien Bernard ont exploré les représentations et les éprouvés des donateurs, des familles et des professionnels des Centres de dons de corps. Ce sont aussi les pratiques et la difficile question de la ritualisation en l’absence du corps qui sont envisagées dans une perspective socio-anthropologique. Cette étude a été soutenue financièrement par la Fondation SFVP sous égide de la Fondation de France. Elle a donné lieu à différents évènements et à un numéro spécial de la revue Études sur la Mort.

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Le don du corps à la science : volontés, usages, commémorations

Éditorial de Catherine Le Grand-Sébille et Julien Bernard

Alors que le don du corps à la science, est en France, une des trois options ouvertes par la législation funéraire (environ 2500 dons du corps par an, soit 0.5% des décès), nous en connaissons mal les raisons d’être ni les conséquences sur le plan symbolique. Sur le plan juridique, le don du corps s’apparente à un legs. Il repose sur la rédaction d’un testament manuscrit par lequel le donateur s’engage à abandonner son corps au profit d’un établissement de médecine receveur. Sa famille, ses proches, ne peuvent s’opposer aux volontés du défunt. Ce choix engage une série de conséquences dont les donateurs sont informés. Les proches du donateur doivent contacter le Centre de don de corps auprès duquel il avait souscrit un engagement, et vers lequel le corps sera acheminé dans les quarante-huit heures. Il servira à l’enseignement de l’anatomie pour les étudiants de médecine, à la formation professionnelle, ou à la recherche scientifique, avant d’être, quelques mois plus tard, envoyé au crématorium. Il s’agit donc d’un véritable choix individuel engageant tant l’imaginaire individuel que les proches.

Nous sommes aujourd’hui bien loin de l’époque où les corps utilisés pour l’enseignement et la recherche médicale étaient ceux des plus pauvres (dont les familles ne pouvaient pourvoir aux frais de sépulture) et/ou des plus seuls (les corps « non réclamés » dans les hôpitaux). Au 19ème siècle, contrairement à aujourd’hui, les examens et recherches post mortem ne pouvaient avoir lieu qu’avec le consentement de la famille (Ménenteau, 2009 : 497). Or l’opposition à celle-ci était fréquente. Les pratiques de dissection provoquaient alors « indignation et révolte au sein de l’opinion publique. » Le changement sensible du rapport au corps a conduit à voir les pratiques d’autopsie ou de dissection comme impudiques. Si la perception sociale des cadavres a pu se caractériser par la curiosité – succès des leçons publiques d’anatomie (Le Breton, 1993), succès de l’exposition des cadavres à la morgue de Paris (Bertherat, 2014) –, c’est plutôt la répulsion qui prédomine. L’enseignement de l’anatomie dans les amphithéâtres et facultés de médecine est progressivement soustrait aux regards des curieux, contrairement aux mœurs en cours depuis le 16e siècle. Le corps médical est alors soumis au préjugé d’être composé de « savants dépourvus de compassion et de sensibilité » (Ménenteau, 2009). Alimenté par quelques affaires malheureuses mettant en scène des carabins emportant et jouant avec des morceaux de cadavres chez eux ou dans l’espace public, l’opprobre porté aux examens cadavérique est perceptible jusque dans les journaux. Dans ce contexte, les corps disponibles pour l’enseignement et la recherche médicale sont rares. Les réticences sociales obligent à l’émergence d’une « promotion des examens cadavériques » qui passe par la mise en forme d’un « protocole moral » (Ibid. :583). Si « la dissection anatomique ne préoccupe nullement les autorités », il en va différemment de ce qui se passe après. Divers règlements posent que « les cadavres non réclamés des hôpitaux, ou ceux soumis à la dissection, doivent avoir droit aux mêmes égards que les dépouilles restituées à leurs proches » si bien que « le médecin de l’hôpital doit veiller à l’inhumation des dépouilles ». Parmi les arguments alors déployés pour modifier l’opinion publique, ne figure pas tant l’idée de progrès scientifique, mais la possibilité d’avoir une sépulture convenable. « En échange d’une sépulture décente, il semble que les familles soient prêtes à accepter un tel sacrifice. Les proches ont pleinement conscience que les dépouilles non réclamées sont celles qui servent en priorité aux dissections et aux recherches anatomopathologiques. Mais ils savent aussi qu’en échange du service rendu à la science et à l’enseignement, les administrations hospitalières sont tenues de donner une sépulture aux défunts. » (Ibid :611).

Dans le courant du 20e siècle, de moins en moins de corps « non réclamés » ou « abandonnés » sont utilisés par la science. Diverses raisons peuvent être en cause, en particulier le développement économique et la prise en charge par la sécurité sociale et les mairies des funérailles des indigents. Les statistiques établies au sein du laboratoire d’anatomie de la faculté de Paris montrent que le nombre de corps abandonnés passe de 2000 en 1910 à moins de 500 en 1960 (Chartreau, 2002). Les services de dons du corps sont alors institués dans les facultés de médecine, le legs de son corps après sa mort se comprenant dans le cadre de la loi de 1887 instituant le libre choix de son mode de funérailles. Dans la décennie 1960, le nombre de corps légués dépasse le nombre de corps abandonnés. Il atteint rapidement le millier au tournant des années 1980, tandis que le nombre de corps abandonnés devient quasiment insignifiant. Le succès est tel que les laboratoires d’anatomie se trouvent vite face à une situation imprévue : une abondance de corps et d’inscriptions . Une solution s’impose pour réguler l’afflux : faire payer les donateurs. Il faut depuis lors payer pour « donner » dans la plupart des laboratoires d’anatomie. Le coût relatif au don du corps reste moins élevé que le plus bas coût des funérailles d’inhumation ou de crémation mais la différence s’amenuise progressivement, ce qui n’est pas sans conséquence sur le nombre d’inscriptions ou de désinscriptions comme le montre l’article de N. Naïditch dans ce numéro. Le « prix » du « don » apparaît comme une variable du « calcul coût-avantage » que font les donateurs quand ils envisagent leurs dispositions ; il conduit à s’interroger sur l’existence d’une motivation économique dans le choix de léguer son corps, mis en balance avec le « coût social » que peut occasionner le choix de se passer de funérailles et le « coût affectif » qu’il peut avoir pour les proches.

Le don du corps étant devenu un véritable choix funéraire, il importe de mieux connaître les motivations des donateurs et leurs caractéristiques. Sont-ils plutôt issus de classes aisées ou populaires ? Sont-ils proches de l’institution médicale ? Sont-ils davantage des hommes ou des femmes ? Les statistiques disponibles en la matière sont lacunaires, même si quelques éléments d’information seront ici présentés. On en sait un peu plus en revanche sur les raisons exprimées pour expliquer ou justifier le choix. L’article de J. Bernard montre qu’à un souci affiché de vouloir « aider la science », peuvent s’ajouter ou se combiner d’autres motifs parmi lesquels une distance critique envers la ritualité funéraire « classique ». Aux raisons « positives » d’adhésion à la cause du don du corps, plus ou moins rangées dans la présentation d’un altruisme généralisé, peuvent donc apparaître diverses raisons « négatives » ou d’opposition, comme l’isolement ou la dispersion familiale ou le rejet des cérémonies funéraires. La décision apparaît comme réfléchie, bien que l’envisagement clair de l’usage des corps dans les laboratoires d’anatomie soit relatif. C’est à cet aspect que sont consacrés les articles suivants de ce numéro.

L’exploration du monde des laboratoires d’anatomie est riche d’enseignements. Elle permet de mieux connaître les usages des dépouilles dans ces lieux, le sens donné à ces pratiques et les représentations associées aux corps morts. Ceux-ci sont considérés comme fondamentaux pour l’enseignement de l’anatomie aux étudiants, la formation spécialisée et la recherche fondamentale ou appliquée, au nom de leur « réalisme ». L’article de J.-P. Richer montre que les mannequins ou les dispositifs de modélisation virtuelle ne parviennent pas (encore ?) à remplacer la « réalité » du corps mort, en particulier pour l’apprentissage de la diversité des structures anatomiques et des gestes chirurgicaux intracorporels. Outre ces fonctions pédagogiques et scientifiques, les corps ont aussi une importante fonction socialisante. Comme l’avait montré l’anthropologue et médecin E. Godeau, les Travaux pratiques de dissection anatomique peuvent s’apparenter à un rite de passage dans l’apprentissage du métier de médecin, une « nécessité coutumière » (Godeau, 1993), qui serait liée à la nécessité d’interroger et d’avoir visualisé la mort pour devenir médecin, mais qui plonge parfois les étudiants dans une réflexion abyssale concernant « l’incertitude quant à la nature de ces êtres ». Oscillant entre l’objectification du cadavre, le « macchabée », et la personnalisation, la reconnaissance de ces corps comme étant de véritables « êtres sociaux », les étudiants réalisent un « travail émotionnel », qui vise à la distanciation du « mort dans le corps » et la neutralisation des affects qu’il génère (Bernard, 2016). « Il faut dépasser l’offense faite aux sens » (Godeau, 2009) pour faire partie d’une corporation « initiée ». Ce travail émotionnel peut passer par « une mise en scène de la violence, de la dérision, de la parole obscène ou blasphématoire », ou encore par le recours au vocabulaire de la boucherie (Godeau, 1993), mais les étudiants et les anatomistes « voient » bien en même temps la personne dans le cadavre (Le Breton, 2006), ce qui explique à la fois leur reconnaissance envers le geste du donateur et le respect avec lequel ils utilisent les dépouilles. Les « garçons d’amphithéâtre » luttent contre leur identification à des « garçons bouchers » (Godeau, in Schepens, 2013) et font valoir leur rôle symbolique dans « la transformation des étudiants par les cadavres ». Si la leçon d’anatomie conserve une place à part dans le cursus de médecine, c’est donc bien autant pour les connaissances qu’elle permet de transmettre que pour la « construction du personnage du médecin dans son rapport au corps et à la mort » (Godeau, 2009).

Les témoignages dans ce numéro de deux médecins, Étienne Seigneur et Charles-Édouard Notre-Dame, au sujet de leurs « souvenirs des leçons d’anatomie », montrent bien pourquoi l’épreuve de la rencontre et la manipulation du cadavre – que certains nomment rite « initiatique » – peut paraître violente à certains étudiants. Démontrant que le rite ne peut canaliser l’angoisse sans élaboration symbolique le mérite de ces deux courts récits porte aussi sur la transformation des attitudes dans les salles de dissection. Le texte le plus récent atteste de ce changement qui tend à respecter les cadavres tout autant que les vivants. Règles et limites se sont lentement imposées, comme si suspendre l’humanité des corps à manipuler, c’était permettre diverses formes de transgression qui dépassaient l’exigence coutumière et la légitimité pédagogique. Ces pratiques sont progressivement devenues éthiquement intolérables, le respect dû au donateur et au mort amenant à envisager « un prendre soin » post-mortem.

La reconnaissance de la qualité du donateur et de son geste explique pourquoi les centres de don du corps disent comprendre le souci de ritualité, d’hommage, que manifestent certaines familles, privées du corps de leur proche. En effet, la possibilité de faire quelque chose de l’ordre d’un rituel semble exclue tant au moment du décès (car le corps doit partir rapidement au laboratoire d’anatomie) qu’à la fin des usages du corps, avec la mise en bière et l’inhumation ou la crémation, qui se déroulent sous la responsabilité des établissements receveurs, lesquels ne sont pas tenus d’avertir les familles ni de les convier à quelque opération que ce soit. Or l’on peut se demander si ces « morts sans corps » posent la question de cérémoniels adaptés à cette absence et la nécessité de pratiques mémorielles pour les proches. Ces circonstances particulières de « disparition » du corps peuvent-ils générer des troubles et des deuils compliqués ? Devant le manque de connaissances académiques et notamment l’absence de littérature sur ces questions, nous avons proposé à la Fondation des Services Funéraires de la Ville de Paris de permettre de réaliser une étude qualitative sur la ritualité funéraire dans le cas des dons de corps à la science (Bernard et Le Grand-Sébille, 2015). Celle-ci souhaitait répondre au besoin de connaître la situation et les points de vue des différents acteurs concernés. Les entretiens menés auprès de proches de donateurs ont montré l’existence, chez certains d’entre eux, de réelles difficultés à accepter l’absence de corps, de rituel, et de trace mémorielle individualisée. L’article de C. Mauro dans ce numéro montre que le choix de donner son corps peut entraîner un certain nombre de conflits intrafamiliaux nuisibles à une fin de vie sereine, et perturber les repères de l’équipe soignante. S’il est difficile pour l’entourage d’être confronté à une décision non partagée, le trouble qui gagne les soignants et met un temps à distance l’exigence de neutralité n’est pas occulté. L’article de M.-F. Bacqué, quant à lui, interroge les complications potentielles du deuil suite au don du corps sous l’angle psychopathologique et psychanalytique. L’auteur montre en effet combien les deuils sans corps sont potentiellement à risque, et sur quelles ambivalences repose le choix réalisé par le donateur. Portées par les valeurs autonomistes et générées par la médicalisation de l’existence, les contradictions qui traversent cette démarche du don sont ici explorées, éclairant aussi la menace sous-jacente de rupture des liens sociaux et symboliques.

Du côté des laboratoires d’anatomie, les problématiques de la ritualité funéraire et du deuil des proches existent mais donnent lieu à des pratiques inégales et hétérogènes. L’immense majorité de la trentaine de Centres de don de corps français a fait ériger, au cours de ces vingt dernières années, des stèles collectives dans les cimetières ou les crématoriums ; ces lieux sont supposés permettre le recueillement des proches qui le souhaitent. Quelques uns organisent périodiquement des cérémonies collectives en l’hommage aux donateurs. D’autres encore, une minorité, organisent une remise des cendres cinéraires pour les familles qui le souhaitent. Quand certaines familles en plein désarroi téléphonent pour savoir si les usages scientifiques du corps de leur proche sont finis (environ 5% des cas selon nos estimations), et ainsi savoir s’ils peuvent aller se recueillir sur la tombe collective, certains centres ne disent rien, d’autres répondent franchement. Certains des centres qui rendent les cendres le font uniquement pour ces cas « problématiques » où les familles manifestent leur désarroi et leur besoin de matérialité pour une ritualisation et pour le deuil ; d’autres organisent systématiquement une proposition de remise d’urnes, avec le consentement (ou sans l’opposition) des donateurs.

Si l’hétérogénéité des pratiques est de mise, c’est peut-être que la question de la ritualité funéraire n’est pas le souci principal des centres de don du corps, qui peuvent être confrontés par ailleurs à d’autres difficultés d’ordre juridique, organisationnel ou financier. S’y ajoutent des problèmes d’ordre pratique ou logistique (la mise en place d’une « traçabilité ») et d’ordre anthropologique et éthique (l’entièreté ou le démembrement des corps). La question de la ritualité funéraire pour les centres de don du corps ne va donc pas de soi, pose problème, même si elle semble s’inscrire dans une actualité sociale de demande de rituel, de reconnaissance des donateurs et de la peine des familles. L’article de Catherine Le Grand-Sébille montre en effet comment les familles de donateurs vivent l’épreuve de la mort de leur proche et son choix de faire don de son corps à la science. Confrontés à des difficultés multiples et souvent mal connues, les proches entreprennent de petits arrangements avec des défunts atypiques. Ces derniers les contraignent à une plasticité rituelle et une temporalité cérémonielle différée se situant souvent en dehors des conventions sociales et funéraires. L’entourage, quand il bénéficie, comme à Paris, d’une remise des cendres, témoigne à la fois d’une reconnaissance de cette possibilité et d’une liberté d’agir et d’inventer qui comble une sorte de vacuité symbolique propre au traitement des restes du corps par l’institution médicale. L’article de Jean-Paul Rocle et Djamel Taleb rend ainsi compte d’une collaboration fructueuse entre le crématorium du Père Lachaise, qui s’est vu confier la responsabilité de crématiser les sujets anatomiques, et l’École de Chirurgie de l’A.P.-H.P., confrontée à la non-acceptation des familles que le corps de leur proche disparaisse sans rite funéraire. C’est le récit à deux voix d’une procédure novatrice, la possibilité de remettre à la famille les cendres de leur proche, que les auteurs – eux-mêmes initiateurs de ce rapprochement unique sur le territoire français – proposent ici. Le dernier article de ce dossier thématique vient montrer le fondement juridique de ces remises d’urnes. B. Gleize, en analysant le don du corps sous l’angle du droit civil, interroge la nature du legs et son objet, le cadavre, qui, rebelle à la classification classique entre « choses » et « personnes », oblige à un « régime juridique hybride, une sorte de ‘droit des biens personnifiés’ qui concilie droit de propriété et respect du corps humain ».

Ce dossier se propose ainsi d’apporter un éclairage sur la complexité des décisions humaines autour de la possibilité légale du don du corps. Il explore aussi combien sont diverses les représentations sur ce qu’être mort veut dire. Enfin, il montre que les morts orientent les configurations sociales, et contraignent les vivants à la plasticité rituelle, notamment dans les situations particulières, où, comme dans le cas du don de corps à la science, et comme le suggère (Esquerre, 2011 :8), « la qualification des restes humains dépend étroitement des lieux où ils se situent et des liens qui les rattachent aux vivants. »

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Adieu au rituel ? Les obsèques et le don du corps à la science

Julien Bernard

Cet article analyse le rapport à la ritualité funéraire dans le cas du don de corps à la science, où toute possibilité de rituel en présence du corps et dans des lieux de mémoire personnalisés est souvent annulée. L’article montre l’hétérogénéité des représentations des donateurs, de leurs proches et des établissements receveurs, à propos du don du corps, de la ritualité funéraire et du statut anthropologique du corps mort. L’importance de cérémonies et de lieux de mémoire est réaffirmée mais nuancée devant les premiers bilans des initiatives rituelles et les discours contrastés des intéressés.

Julien Bernard est sociologue, maître de conférences à l’université Paris Nanterre, membre du laboratoire Sophiapol. Ses travaux concernent les sociologies du corps, des émotions, du travail et de la mort. En parutions récentes, voir  cet article dans Ethnologie française de 2018, et son livre La concurrence des sentiments, paru aux éditions Métailié en 2017.

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